Aujourd’hui, nous interviewons Julio Falagán, artiste visuel, illustrateur, enseignant et désormais auteur de jeux de société. Julio a remporté le Ier Concours de Création de Jeux Zacatrus et son jeu sort enfin aujourd’hui en magasin. Ne manquez pas cette interview !
1- Est-ce le premier jeu de société que tu réalises ?
C’est le premier jeu qui va être publié, mais avant ce design j’en ai créé deux autres, dans lesquels j’ai commis les erreurs typiques du débutant. Le premier fut BOZA !, et son erreur a été de viser beaucoup trop haut : un jeu sur la migration des personnes d’Afrique vers l’Europe. Après une résidence artistique au Sénégal et de nombreuses rencontres avec des personnes ayant fait ce voyage, j’ai pensé qu’il serait intéressant de montrer cette situation en la vivant à la première personne à travers un jeu de société basé sur des témoignages réels. Mon erreur a été de vouloir en faire trop. Cela m’a poussé à concevoir quelque chose de plus simple : Flip ! Le jeu de cartes de Skate. Mais là encore j’ai commis une erreur : le thème était trop de niche, soit tu aimais beaucoup, soit pas du tout. Cela m’a conduit à concevoir Prado en essayant de faire un jeu simple avec un thème universel. Je continue de travailler sur ces premiers jeux ; je ne les considère pas perdus, je peaufine les mécaniques avec tout ce que j’ai appris ces dernières années en concevant des prototypes, en espérant qu’un jour ils seront prêts à être édités.
Après Prado, j’ai conçu plusieurs autres prototypes, avec un peu plus de succès — l’expérience aide. Plusieurs d’entre eux seront publiés prochainement, le premier chez l’éditeur Looping Games pour sa collection de 1900. Conçu avec mon collègue J.A.M. Toribio, il traite de la conservation et du transfert à Genève de nombreuses œuvres du Musée du Prado pendant la Guerre Civile Espagnole par la Junte d’Incautation et de Protection du Patrimoine Artistique. Une histoire très peu connue sur la valeur de la culture ; si les choses avaient mal tourné, tout le monde la connaîtrait, mais comme tout s’est déroulé impeccablement, ni l’exploit ni les personnes courageuses qui l’ont réalisé n’ont transcendé l’histoire.
2- Tu dis sur ton site que l’art ne devrait être ni exclusif ni excluant. Comment as-tu appliqué cela dans le jeu ?
Dans mon œuvre artistique, toutes mes lignes de recherche convergent vers un concept unique : la critique du dogme. Je n’aime pas les vérités absolues ni les impositions sans fondement. Pour réfléchir à cela, j’ai toujours eu recours au ludique, à l’ironie et à l’humour comme stratégies pour adoucir la dureté du message. Ma première exposition individuelle dans une galerie d’art contemporain s’intitulait « Homo Ludens », grâce au magnifique texte de Javier Panera, qui avait déjà perçu l’importance du jeu dans mon travail. À cette époque, je n’aurais jamais imaginé finir par concevoir des jeux de société.
L’art possède une barrière culturelle très marquée : il peut sembler complexe et excluant si l’on ne dispose pas des connaissances adéquates. J’ai donc toujours essayé de briser cette frontière en créant des œuvres avec une lecture d’entrée facile, dans lesquelles le public puisse interagir et se sentir à l’aise, quels que soient ses connaissances, tout en préservant des couches conceptuelles plus profondes. C’est exactement ce que j’ai appliqué à Prado : essayer de rendre amusant un thème qui, de prime abord, ne l’est pas. Tenter de faire un jeu éducatif dans lequel le plaisir passe avant tout, au point qu’il ne paraisse pas éducatif, tout en donnant les outils nécessaires à celui qui souhaite approfondir les œuvres présentes dans le jeu, et ainsi lui offrir un usage au-delà de la partie.
3- Quels bénéfices le jeu peut-il apporter ?
Le premier, c’est que tu vas passer une demi-heure de plaisir avec des amis. Le second, c’est que sans t’en rendre compte, tu apprends et profites du patrimoine national. Le jeu est la forme primordiale d’apprentissage. Profitons-en.
4- Comment as-tu équilibré la dimension ludique avec l’aspect éducatif du jeu ?
L’essentiel dans un jeu est qu’il soit agréable. Tout le reste vient ensuite. C’est pourquoi, comme je l’ai mentionné, mon défi était de faire un jeu à contenu didactique mais plaisant, où la dimension ludique prime sur le contenu. Que la couche éducative soit présente sans nuire à l’amusement.
5- Quel rôle les jeux de société peuvent-ils jouer dans l’éducation artistique et culturelle du futur ?
Les jeux sont de la culture, je n’en doute pas un instant. À l’avenir, en observant les jeux auxquels nous jouions, on pourra deviner comment nous pensions et ce qui nous préoccupait. Ils sont le reflet de chaque époque et de chaque lieu.
6- D’où est venue l’inspiration pour ce jeu et comment s’est déroulé le processus de création ?
Tous mes designs naissent du thème, qui m’inspire pour générer des mécaniques capables de transmettre l’expérience que je veux raconter. Dans le cas de Prado, j’avais déjà en tête les conditions pour mon prochain jeu : peu de composants, un thème universel, et des mécaniques simples. Un jour, en visitant le Musée du Prado, je suis descendu à la boutique et j’ai remarqué qu’il n’existait aucun jeu sur le musée. Click ! J’avais trouvé le thème. Tout le reste a suivi. D’abord, j’ai pensé que, au-delà du jeu lui-même, il devait fonctionner comme une collection de cartes postales représentant les œuvres majeures du musée. Le reste a été un jeu d’enfant.
J’ai une manie quand je visite un musée : photographier les visiteurs se prenant des selfies devant les chefs-d’œuvre. Des barricades de touristes de l’art regardant ces trésors à travers leurs écrans, courant de tableau en tableau à la recherche du prochain check validé sur TikTok. De ce dossier de mon ordinateur, intitulé « Museum selfies », est née l’idée du jeu : de petites cartes en acétate transparent avec la silhouette des personnes qui te bloquent la vue des œuvres. Objectif du jeu : parvenir à se placer devant le tableau pour le voir en intégralité. Tout s’est ensuite enchaîné comme si le jeu lui-même me dictait quoi faire : un plateau avec les salles du musée, des visiteurs qui au début te gênent mais peuvent aussi t’aider, des objectifs personnels tirés des classifications thématiques du site du musée, des gardiens de salle pour ajouter de l’interaction, des événements horaires, etc. Comme si je n’avais rien créé, juste suivi ce qu’il me dictait.
7- Combien de temps t’a pris le développement du jeu, et depuis sa création jusqu’à la publication ?
La conception en elle-même m’a pris très peu de temps : en deux jours j’avais un premier prototype. Mais ensuite il fallait tout ajuster pour que cela fonctionne, et j’ai eu la chance d’être aidé par de véritables experts : cela a pris presque un an. Ceux qui ont souffert le premier prototype ont été J.A.M. Toribio et Jaime López, designers connus sous le nom de Chimuelo Estudio. Ils ont affronté la première version et donné les premiers coups de ciseaux. Ensuite je l’ai montré aux membres de l’Association Ludo lors de Protos y Tipos, le meilleur événement d’Espagne pour les designers de jeux, où nous façonnons nos créations grâce aux conseils des sages. Avec tous les retours, j’ai fait une version plus aboutie, testée dans des festivals comme Meeple Factory Granada. Là, en voyant des dizaines de personnes y jouer, j’ai compris que les changements avaient été les bons. Le moment clé fut lorsque Simone Luciani s’est assis à ma table pour l’essayer et qu’il est resté accroché jusqu’à la fin. Son vote a été décisif pour remporter le 1er Prix du concours de prototypes auquel je participais. C’est ce qui m’a donné confiance en mon projet. Il ne restait plus qu’à équilibrer les chiffres pour optimiser le jeu et multiplier les parties pour déceler d’éventuels défauts.
8- Quelles mécaniques as-tu implantées pour maintenir la tension et le défi entre les participants ?
Les objectifs cachés (impossibilité de calculer les points), les différents événements de chaque manche (variabilité), l’incertitude sur l’aide potentielle des visiteurs tant qu’on ne les a pas en main (chaos), et surtout l’apparition du gardien de salle (interaction directe), sont les éléments qui rendent le jeu dynamique, imprévisible et amusant.
9- Comment le public a-t-il réagi lors des premières séances de test ? Y a-t-il eu des changements grâce à leurs retours ?
Quand je présentais le jeu en disant qu’il portait sur le Musée du Prado, beaucoup réagissaient par : « Ouf ! Ça va être ennuyeux. » Une fois la partie terminée, ils avouaient l’avoir pensé mais que, finalement, c’était tout le contraire.
Concernant les changements, j’ai eu beaucoup de chance : dès les premières séances, le potentiel du jeu était évident et il n’y a pas eu de modifications structurelles. L’idée des tableaux avec des personnages devant était très visuelle et fonctionnait, mais il y avait beaucoup d’arêtes à polir et d’éléments à réduire. Le premier changement a été l’ordre du tour : au début, il était variable et contrôlé par des cartes, ce qui le rendait plus stratégique mais aussi plus complexe. Le changement important suivant fut la possibilité de se défausser de cartes pour effectuer des actions, ce qui a éliminé la frustration du chaos lié à la pioche. Le point le plus long fut l’équilibrage final : parvenir à la combinaison parfaite pour que tout fonctionne au mieux. C’est quelque chose qui me prend toujours du temps, car je ne travaille pas avec des tableaux Excel comme beaucoup de collègues — que j’envie pour cela —, je suis plutôt marqueurs de couleur, logique, équivalences, et essais-erreurs. Je cherche le plaisir dans les chiffres, pas la perfection mathématique.
Je dois aussi dire que tous les changements réalisés l’ont été grâce à l’aide de collègues et d’amis qui, avec leur temps et leurs retours, ont transformé mon idée en leur jeu. Merci à eux : un jeu ne se fait jamais seul.
10- Comment s’est déroulé le travail de recherche pour connecter le contenu du Musée du Prado aux mécaniques ? Qu’as-tu pris en compte (siècle, auteur, pays…) ?
Comme je l’ai dit, tout est venu naturellement : j’écoutais les besoins du jeu et je cherchais la solution la plus logique. Par exemple, pour les points des tableaux : plus l’œuvre est importante, plus elle attire de visiteurs et plus elle rapporte de points, car la difficulté est plus grande. Un autre exemple : pour diviser les sections des objectifs par thème, nationalité ou siècle, je n’ai eu qu’à suivre l’organisation déjà présente sur le site du musée. N’invente pas ce qui fonctionne déjà.
11- Quel a été le plus grand défi du développement, en termes de design ou de production ?
Ce qui m’a le plus tracassé au début, c’était le premier joueur : on avait l’impression que commencer était avantageux. J’ai tenté de résoudre cela de plusieurs manières — rotation chaque tour, lutte pour l’ordre du tour via cartes, etc. —, mais toutes compliquaient plus qu’elles n’aidaient. Finalement, la solution fut d’ajouter des événements aléatoires à chaque manche : parfois commencer était un avantage, parfois un handicap. L’ordre du tour importait donc moins que la manière dont tu te préparais aux événements.
12- Une anecdote sur le processus ?
Ce qui me marque le plus, c’est que grâce au travail de l’éditeur Zacatrus, qui a permis l’édition du jeu en collaboration avec le Musée du Prado, je peux dire quelque chose que peu d’artistes vivants peuvent affirmer : j’ai réussi à exposer mon travail dans l’une des plus grandes pinacothèques du monde, même si ce n’est qu’à la boutique. Merci Zacatrus d’être mon mécène !
13- Si le jeu avait un slogan, lequel serait-ce ?
Vive l’art !
14- Quels types de joueurs profiteront le plus du jeu ? Est-il pensé pour un public large ou un profil particulier ?
Il est pensé pour tout le monde, il est très accessible. Mon intention était que le jeu puisse être apprécié autant par un joueur passionné que par quelqu’un peu habitué aux jeux de société. Surtout ces derniers : élargir le public et encourager les visiteurs du musée non familiers avec les jeux à découvrir cette belle passion. Ce qui me réjouit le plus, c’est d’imaginer chez eux des amis, des critiques d’art, des collectionneurs ou des gestionnaires culturels avec qui j’ai travaillé, profitant du jeu et s’y connectant d’une manière totalement différente de l’habitude.
15- Penses-tu que ce jeu peut changer la perception du grand public sur l’art classique ?
C’est beaucoup dire. J’espère au moins qu’il permettra de ressentir l’art d’une manière plus proche et agréable.
16- T’es-tu déjà imaginé comme ambassadeur de l’art classique à travers le game design ?
Je n’en suis pas sûr, mais je me suis toujours vu comme quelqu’un cherchant à rapprocher l’art du public, à combattre cette phrase que nous avons tant entendue : « Ce n’est pas pour moi, je n’y comprends rien. » Ce que je n’aurais jamais imaginé, c’est que l’outil pour y parvenir serait un jeu de société.
17- Quel impact espères-tu que le jeu aura sur la perception du Musée du Prado par les joueurs ?
J’espère simplement qu’il leur donnera envie de revisiter le musée. Les œuvres d’art ne sont rien sans un spectateur qui leur donne vie.
18- As-tu en tête de développer d’autres jeux inspirés de la culture ou de l’art ?
Les thèmes que j’aime traiter sont ceux qui me passionnent dans la vie réelle. Je ne pourrais pas parler de ce que je ne comprends pas. L’art fait partie de ma vie, mais ma curiosité va plus loin. Je ne me ferme à rien : par exemple, l’un de mes derniers designs, intitulé Hérésie, traite de l’affrontement éternel entre foi et raison, entre Église et science, où Giordano Bruno, Galilée ou Descartes affrontent Tomás de Torquemada, Bernardo Gui ou Saint Robert Bellarmin pour tenter de rallier la population de leur côté. Ou encore mon dernier design : Le 7ᵉ Sceau, né de l’idée de créer un bestiaire de dieux et monstres de toutes les cultures du monde liés au chaos et à la destruction — Hydra (mythologie grecque), Fenrir (mythologie nordique), ou Hine-Nui-Te-Pō (mythologie maorie). Nous incarnons de grands sauveurs de l’humanité, comme Gilgamesh, pour vaincre et convaincre ces dieux que l’humanité mérite une nouvelle chance.
